Collecte d'ailes pigeon ramier
Le point TECHNIQUE sur cette étude
Utilisation des signatures isotopiques
dans les plumes comme traceur
géographique de l'origine des oiseaux.
Hervé LORMEE
CNERA Avifaune Migratrice
Station de Chizé
Chaque espèce, population ou même individu utilise l'espace de manière spécifique, en fonction d'un cycle biologique propre. Cette utilisation va varier selon que l'individu est en phase de reproduction, de migration ou d'hivernage, en raison de contraintes et/ou de besoins différents. Dans certains cas, l'ensemble des activités biologiques restera concentrée sur un même site, tandis que dans d'autres comme chez les migrateurs, ces différents sites seront distants jusqu'à plusieurs milliers de kilomètres. La connaissance des milieux utilisés ainsi que les déplacements entre ceux-ci constituent une part importante des études liées à l'écologie des populations ou des individus. Cette connaissance est essentielle lorsque l'on souhaite proposer des mesures de gestion de populations. En effet, on cherche alors généralement à concentrer les efforts sur des sites clefs précis, comme les sites de reproduction, d'hivernage ou de halte migratoire.
Les principales techniques utilisées ont jusqu'à récemment fait principalement appel aux techniques de marquage et/ou baguage, techniques présentant de contraintes fortes dans la mesure où elles nécessitent que l'on ré-observe les individus marqués. La taille et les matériaux mêmes qui composent ces marques peuvent par eux-seuls limiter la gamme d'espèces étudiées. L'étude de l'origine géographique d'espèces ou de populations animales a pu également reposer sur l'utilisation d'émetteur VHF et de balises type Argos, outils fournissant des résultats très précis mais là encore limités par le coût et les contraintes techniques. Plus récemment, on a commencé à utiliser certains tissus ou molécules dont les caractéristiques chimiques peuvent véhiculer des informations sur l'origine géographique d'un individu. Ceci offre l'avantage de considérer chaque individu capturé comme une donnée potentielle. Ainsi, l'analyse des isotopes stables utilise la propriété qu'ont les tissus vivants de fixer intrinsèquement des informations relatives au régime alimentaire et à fortiori sur la provenance géographique des aliments. L'utilisation de cette technique pour tracer l'origine géographique d'espèces où de certains lieux qu'elles fréquentent repose sur un ensemble de principes simples :
- les atomes, quels qu'ils soient, sont présents dans le milieu sous différentes formes se distinguant chacune par un nombre spécifique de neutrons ; chaque forme s'appelle isotope. Les isotopes du Carbone 13 ou 14 ( 13C ou 14C ) sont ainsi familiers au public. On appelle la proportion mesurée entre les différents isotopes d'un même atome à un endroit donné le ratio isotopique (ou signature isotopique).
- Une grande partie des ratio isotopiques de divers atomes ne varient pas aléatoirement dans l'espace mais selon des « patterns » biens définis (cycles chimiques des plantes, pluviométrie, proximité des masses océaniques…): ils peuvent donc éventuellement constituer un bon traceur géographique.
- Lorsqu'un organisme se nourrit, il va allouer une partie des nutriments et donc des atomes ingérés vers l'élaboration ou la restauration de certains tissus (plumes, os, muscles, globules sanguins, etc.…). Ces tissus vont donc intégrer, pour un atome donné, le même ratio isotopique que celui contenu dans le milieu (végétaux, eau, etc…) où l'organisme s'est nourri. La signature isotopique perdure avec le tissu selon la durée de vie du tissu concerné, la signature persistera plus ou moins longtemps au sein de l'organisme (elle n'est que de quelques jours pour des globules sanguins, plusieurs mois pour des plumes).
Ces dernières années, plusieurs études ont utilisé sur le continent américain la mesure du ratio isotopique de l'hydrogène stable (estimation de la proportion de Deutérium) dans les plumes d'oiseaux pour identifier la position géographique de sites clefs comme des sites de nidification, d'hivernage ou de halte migratoire. Le ratio isotopique de l'hydrogène stable contenu dans les précipitations présente l'avantage de varier selon un large gradient, à l'échelle du continent, selon un axe sud-ouest - nord-est. Lorsque les oiseaux muent, ils incorporent dans les nouvelles plumes la signature isotopique locale au moment même où les plumes sont fabriquées. Les plumes étant par la suite un matériel inerte, cette signature n'évolue plus. Selon que les plumes sont muées en hivernage, en migration ou en reproduction, la mesure de la signature isotopique contenue dans celle-ci permet de situer chacun des sites respectivement.
A l'échelle du Paléarctique occidental, on retrouve pour bon nombre d'espèces migratrices une problématique commune, particulièrement dans le cas des espèces chassées, où existe un impératif fort de gestion : les données écologiques, suffisamment importantes au rang de l'espèce, sont en revanche souvent partielles voire absentes au niveau des populations. Quels sont les sites de halte migratoire et d'hivernage de chaque population ? dans quelle partie de l'Europe se reproduisent chacune de ces populations ? De ces premières questions en découlent d'autres : les différentes populations d'une même espèce sont-elles spatialement « imbriquées » à un moment ou un autre de leur cycle biologique ? l'utilisation de l'espace au cours du cycle biologique est-elle rigide ou bien susceptible de varier d'une saison à l'autre, par exemple en fonction de fluctuations du climat ou de la disponibilité des ressources alimentaires ? A toutes ces questions, la mesure des ratio isotopiques dans les tissus est susceptible de fournir un outil d'analyse pertinent.
L'O.N.C.F.S. ne pouvait qu'être intéressé par l'utilisation d'un tel outil ; en effet l'avifaune migratrice (anatidés, limicoles, colombidés, turdidés) tient une place de choix dans la chasse française. En période de chasse, la France héberge un « mélange » de populations de ces espèces, ces populations se distinguant entre autre par leurs caractéristiques migratoires (sédentaires, de passage, hivernant). Or, alors que les statuts de conservation de ces populations peuvent être très divergents, on connaît encore mal la répartition spatiale de ces populations sur notre territoire au cours de la migration puis de l'hivernage. De même, nous n'avons très peu d'informations sur le ratio des diverses populations au sein des prélèvements.
Dans ce cadre, des contacts ont été pris entre l'O.N.C.F.S. et le Service Canadien de la Faune Sauvage pour développer une collaboration sur cette problématique. Côté canadien, le Dr. Keith Hobson, de l'université du Saskatchewan, a été l'un des précurseurs quant à l'utilisation des signatures isotopiques comme traceur géographique dans les tissus d'organismes. Côté O.N.C.F.S., cette collaboration est mise en œuvre par le CNERA « Avifaune migratrice ».
Dans la mesure où aucune étude de ce type n'avait jamais été développée en Europe, il était nécessaire dans un premier temps de valider qu'à l'échelle européenne, les plumes reflétaient correctement les ratio isotopiques présents dans le milieu. L'analyse s'est concentrée sur le Deutérium, isotope qui, en zone terrestre, s'est avéré le plus discriminant sur le continent nord-américain. Pour cela il fallait comparer la signature isotopique mesurée dans les plumes avec celles obtenues dans des échantillons d'eau de pluie collectés sur l'ensemble de l'Europe pour les besoins d'une base mondiale de données météorologiques. Le rôle de l'O.N.C.F.S. a été de définir un plan d'échantillonnage des plumes réparti de manière la plus homogène possible sur l'ensemble du continent. Les contraintes quant au type de matériel à collecter étaient fortes puisqu'il fallait être certain que les plumes collectées avaient été « fabriquées » dans un rayon de quelques kilomètres autour du site d'échantillonnage. Pour cela il fallait privilégier le matériel obtenu sur des espèces sédentaires, terrestres, et si possible sur des juvéniles récemment émancipés. Cette collecte a pu être menée à bien grâce à un réseau de bénévoles auxquels nous avions détaillé auparavant le protocole d'échantillonnage. Après tri des échantillons et exclusion de ceux qui ne répondaient pas aux critères requis 141 individus appartenant à 25 espèces différentes, collectés sur 38 sites différents ont ainsi pu être analysés par Le Dr. Hobson et ses collègues. Les analyses ont pu mettre en évidence (1) une forte variation à l'échelle continentale des signatures isotopiques des précipitations. Cette variation s'organise grossièrement selon un gradient le long d'un axe sud-ouest, nord-est (figure 1), analogue à celle observée sur le continent nord-américain. (2) une forte variation des signatures isotopiques du deutérium dans les plumes entre les différents sites. Enfin (3) une corrélation significative entre les signatures isotopiques des plumes et des échantillons d'eau de pluie (figure 2). En d'autres termes, 66% de la variance isotopique des plumes est expliquée par la variation isotopique observée dans l'eau de pluie. Cette valeur est plus faible que celle obtenue sur le continent nord-américain, probablement en raison du plus grand nombre d'espèces intégrées dans l'analyse en Europe. En conclusion, ce travail, publié fin 2004 dans la revue Oecologia (Hobson et al., 2004), confirme la pertinence de la signature isotopique contenue dans les plumes comme traceur géographique.
Cette phase de validation menée à bien, nous pouvons maintenant passer à des questions plus ciblées. Dans un premier temps le CNERA « Avifaune Migratrice » lance une étude sur la répartition en France des différentes populations de pigeons ramiers pendant l'hivernage, au travers des prélèvements effectués en période de chasse. Pour mémoire et selon les données bibliographiques, la France accueille 3 types de populations de cette espèce en automne-hiver : grossièrement, on peut distinguer des sédentaires, des « moyens-migrants » originaires du sud de la Scandinavie , du Benelux, d'Allemagne de l'Ouest, et enfin des « longs migrants », originaires du nord de la Scandinavie , de Finlande et des provinces Baltes, d'Allemagne de l'est et de Suisse. Nous souhaitons d'abord décrire dans quel ratio sont présentes ces différentes populations selon les grandes régions de prélèvement. En filigrane se distingue une 2 ème question, d'une actualité beaucoup plus brûlante ! Il est généralement admis que les effectifs d'oiseaux « long migrants » ont décliné d'environ 60% au franchissement des Pyrénées. Les quelques comptages réalisés sur les sites d'hivernage ibériques confirment également un recul des effectifs. Si un consensus existe sur la réalité « mathématique » du déclin, l'explication du phénomène est en revanche soumis à un débat soutenu. Deux hypothèses sont confrontées, l'une soutenant l'idée d'un déclin réel, par élimination physique des oiseaux du fait d'une trop grande pression de chasse, l'autre soutenant l'idée d'un déclin apparent, par modification des sites d'hivernage. Selon cette dernière théorie, les oiseaux ne passent plus les Pyrénées mais s'arrêtent avant, dans le sud-ouest de la France , suite au développement important de la maïsiculture dans cette région. Cette 2 ème hypothèse fait face à un problème majeur, le nombre d'hivernants dans le sud-ouest (300 000 à 600 000 selon les années) est de très loin insuffisant pour compenser le déclin observé dans les cols pyrénéens. Mais pourquoi ne pas reconsidérer cette hypothèse à l'échelle du territoire national en entier ? La détection en France en hiver à l'aide des isotopes d'individus originaires des pays fournissant traditionnellement des oiseaux « long migrants » pourrait permettre d'infirmer ou de confirmer cette hypothèse de manière décisive.
Référence
Hobson, K.A., Bowen, G.J., Wassenaar, L., Ferrand, Y. & Lormée, H. 2004 . Using stable hydrogen and oxygen isotope measurements of feathers to infer geographical origins of migrating European birds. Oecologia , 141:477-488.
Figure 1 : variation du ratio isotopique (en noir) du deutérium à l'échelle de l'Europe (contour en blanc). Les lignes noires relient les points ayant une valeur de ratio identique. Les points blancs situent les points d'échantillonnage des plumes (Hobson et al., 2004). |